Jack Vanarsky

JACK VANARSKY

SE MIRA EN EL ESPEJO FUGITIVO, 1998. Medium, madera y mecanismo electrónico. 40 x 30 x 25 cm

PORTE À FAUX - 1978. Madera, plexiglass, bakelita, mecanismo eléctrico. 209 x 84 x 70 cm

{NOTA_EPIGRAFE_4}

{NOTA_EPIGRAFE_5}

{NOTA_EPIGRAFE_6}

TEXTS by JACK VANARSKY
{NOTA_BAJADA}

Métaphysique du quotidien (1978-2004)
Traiter I'immobilité par le mouvement, la quiétude par l'inquiétude, l'absence par la présence, le mou par le dur, le continu par le discontinu, le silence par le bruit. «Poursuivre le repos dans le drame du mouvement» disait Élie faure.
Quand j'ai commencé à réaliser des objets figuratifs et mobiles –des sculptures animées– tout en voulant que le mouvement réel contribue à un certain réalisme, je trouvais nécessaire qu'il ne fut qu'un paramètre de plus, aussi propre à la manipulation et à la métaphore que le sont le dessin, la couleur ou le volume. Il fallait refuser la légende de Michel Ange frappant le Moïse pour qu'il parle –¬comme s'il avait besoin de parler– échapper au robot anthropoïde forcément maladroit et insuffisant face à ses modèles, ignorer les transcriptions anatomiques, pour inventer une anatomie spécifique et évidente des objets.
Et je suis venu à la conformation de mes sculptures par une succession de tranches topologiques. Cette coupe en lamelles n'est pas, pour moi, une opération chirurgicale, mais un système de langage. Je décompose une forme en une série de profils un peu comme, toutes proportions gardées, les impressionnistes décomposaient la couleur. Un mécanisme occulte actionne l'ensemble. J'espère, par cette mise en oscillation des profils à la recherche continue et infructueuse de leur image totalisante, trouver une sorte d'irisation du temps (comme il y a irisation dans l'espace impressionniste).
Ainsi, à mon avis, le mouvement réel dans mon travail n'a que peu à voir avec la représentation du mouvement, du déplacement ou de l'action effectuée par quelqu'un. II s'agit plutôt de la représentation d'une attente, d'un souvenir, d'un désir, du temps qui passe ; la lenteur des ondulations approche du rythme respiratoire du spectateur, et l'animation n'est qu'une manière de ponctuer le repos.
Maintenant, je suis sur la trace des traces, comme un Sherlock Holmes recherchant, pour les mettre en conserve, des indices dénonciateurs. Des fragments du plancher ou du mur, table ou oreiller, vitre ou miroir, qui gardent, ici l'empreinte d'une main, là le creux d'un pas, le reflet d'un visage, restes de gestes et de regards, témoignages d'une présence absente. Ce qui bouge n'est même plus la représentation d'un personnage qui a pu bouger, mais la représentation de son passage furtif. Dessinés dans le vide, les êtres ont cédé leur matérialité vivace aux choses qu'ils effleurent, aux lieux qu'ils hantent.

Texte daté du 2 mai 1978, rédigé par Jack Vanarsky pour le catalogue de I'exposition Metafisica del quotidiano, I'aventura dell'oggetto, exposition de groupe présentée par Pierre Restany. Republié dans la revue Verso, n°33, 2004. © Atelier Jack Vanarsky


La cinétique de l'immobile (1982)

“Fasciné par les contraires, Vanarsky produit, dans ses œuvres, des jeux entre le mobile et l'immobile, entre le frustre et le raffiné, entre le géometrique et ce qui le nie, entre le déchiqueté et le lisse, entre l'inquiétant et le cocasse.”
Gilbert Lascault

Sculptures animées, figuration et mouvement
On peut, en donnant un sens très large à I'expression “Art Cinétique”, inscrire mon œuvre dans ce courant. Le mot “cinétisme” suppose tout simplement, l'emploi du mouvement, mais il est accompagné en France, après la vogue des années 60, d'une idée d'abstraction, de géométrisme, de technologie, liée à des artistes tels que Agam, Vasarely, Shoffer, Soto, etc.
Des le début, ma démarche allait a l'encontre de cette conception. Mes premiers objets mobiles, avatars de ma peinture antérieure, étaient des pantins caricaturaux qui regardaient plutôt du côté de George Grosz. À l'époque –1967/69–, nous avions créé le groupe AUTOMAT qui, par le titre, s'apparentait aux automates figuratifs du XVIII ° siècle L'allusion s'arrêtait la. La figuration était autant qu'un point de départ, un défi. Nous ne voulions pas tomber dans l'ornière de l'imitation de la façon de mouvoir des êtres et des choses de la réalité. Je préfère qualifier aujourd'hui mes œuvres de «sculptures animées». Le mot «animé», dans sa double acception de «mouvant» et de «vivant», correspond bien au sens de mon travail, tout en restant apte à englober d'autres recherches et d'autres artistes. En fait, il me plaît qu'il soit, non pas le nom d'une tendance, mais la description d'un type d'œuvre. Le découpage en éléments des pantins plats et en silhouette, m'a amené, vers 1968, a l'idée de fractionner des corps en tranches successives –comme on fractionne un pain ou un saucisson– et de faire bouger les lamelles ainsi obtenues, de manière à imprimer une ondulation à l'ensemble. Ces lamelles constituent sans doute ce qu'il y a de plus spécifique dans mon travail. Elles sont l'anatomie de mes sculptures. Elles sont faites en bois, en acrylique transparent, en PVC ou, de préférence, en papier bakelisé, matériau qui permet des épaisseurs très faibles, est thermorésistant, ne pose aucun problème de frottement, est précis a l'usinage etc. Les lamelles oscillent plus ou moins faiblement, en léger décalage, actionnées par un mécanisme électrique invisible par le spectateur. Cet ensemble, la sculpture animée proprement dite, est encadré par un emboîtage-support en bois. (Dans d'autres sculptures statiques, et en particulier celles à caractère monumental, je décale plus abruptement les lamelles, superposées comme des strates géologiques, et ainsi se produisent des distorsions et des effets d'anamorphose spatiale: ces solutions de continuité, dans les oeuvres immobiles, les dynamisent, tandis que, on le verra plus loin, l'ondulation répétitive due à l'oscillation des lamelles dans les œuvres animées, induit une idée de repos).

De la figuration, mais peu
Mes sculptures sont figuratives, Les déformations et l'animation prennent leur sens dans les rapports que la sculpture entretient avec son modèle, entre la représentation de l'objet et l'objet représente. Rapports ambigus, puisque, de par I'intervention du mouvement, en particulier, ils rapprochent de la réalité autant qu'ils en éloignent.

Du mouvement, mais peu
Dans mes premiers objets mobiles –les pantins auxquels il est fait allusion plus haut– le mouvement intervenait d'une façon brusque, catastrophique. Il était facteur de métamorphose entre deux états, deux images de l'objet. II changeait de position certains éléments, découvrait des parties occultées. Le mouvement était intermittent. II jouait le rôle de charnière entre des situations successives mais statiques. Comme les bandes dessinées, les "pantins" racontaient une histoire par une courte série d'images. Objets manipulables, ils se pliaient à l'intervention du spectateur. Je m'attarde ici sur la description des "pantins", bien qu'ils me paraissent aujourd'hui très lointains, pour bien faire apparaitre, par contraste, les particularités du mouvement de mes «sculptures animées» à lamelles. Les lamelles se balancent très lentement. J'ai essayé de nuancer le mouvement de mes sculptures, en variant les vitesses, l'amplitude et la fréquence des oscillations. l'épaisseur des lamelles. Observant le fonctionnement de mes œuvres, j'ai noté que leur marche la plus saisissante voisine le rythme respiratoire. La lecture d'une phrase d'Akira Kurosawa a confirmé cette idée: «Je fais toujours, dit-il, le montage d'un film sur le rythme d'une respiration». II y a, je crois, dans la lenteur continue et obsédante, un piège du regard.
Certaines de mes sculptures sont ainsi vouées à une lenteur extrême qui, unie à un très court balancement des lamelles, rend le mouvement presque imperceptible. Ce paradoxe: un immobile représente par un mobile qui paraît immobile me plaît. Je tâche de faire que seul un certain angle de vision ou un éclairage mettant en valeur les ombres projetées, permette de discerner la mouvance.

De la technique, mais peu
Je n'attache de l'importance à la technique, que dans la mesure où elle sert efficacement et discrètement à l'animation de mes sculptures. Le mécanisme est simple, autonome (grâce aux moteurs électriques) et occulte. Ni l'avant-gardisme scientifique, ni les prouesses technologiques ne m'intéressent. Les automates anciens, aux horlogeries extrêmement subtiles, étaient les témoins expérimentaux des techniques les plus avancées de leur temps. Comme certains robots actuels. II y a des artistes qui essaient de mettre en valeur l'intérêt esthétique des nouvelles découvertes, Mon travail est étranger à cette démarche. L'occultation de l'appareil de fonctionnement n'est pas destinée à préserver un secret, mais à créer une illusion dont le spectateur est, en quelque sorte, complice: présentant une de mes œuvres à des enfants, il m'est arrive de leur découvrir son mécanisme. II s'agissait d'une porte percée par une tête et par une main qui tenait la poignée. Après avoir refermé le mécanisme, un des enfants me demande si, derrière celte porte (c'est-à-dire, à l'endroit où il venait de voir des petits moteurs et des arbres à cames), il y avait le reste du corps du personnage. C'était une question très pertinente. (Somme toute, derrière une toile qui représente un paysage, il est évident qu'il y a un mur. C'est le double regard, qui voit la toile sur le mur et le paysage sur la toile, qui permet la jubilation esthétique). Ainsi donc, mes œuvres apparaissent comme des sculptures animées, formées de lamelles mobiles implantées sur ou dans des objets qui leur servent de support, d'habillage du mécanisme et de contexte. Parfois, ces objets sont le socle le plus neutre possible de l'œuvre. Mais souvent, ils interviennent activement. J'introduis de vieux panneaux de bois, des meubles de récupération où le temps a déjà inscrit sa trace. J'aime le contraste entre la précision de la mécanique invisible et les à-peu-près maladroits de l'usure sur les meubles. À ces survivants d'autres emplois, les parties animées ajoutent, dans leur balancement pendulaire, la mesure même du temps qui passe.

Artension n° 18 (2e. trimestre) année 1986. Version courte de Animated Sculptures: Figuration and Movement Leonardo, vol. 15, n° 4 (Autumn 1982) pp. 306-309. © Atelier Jack Vanarsky


L’invisible (1983)
Invisibilité 

1. À l’exposition Marcel Duchamp du Centre Pompidou en 1980, la Fontaine, si ma mémoire ne me trahit pas, était abritée dans une niche. L’urinoir, que l’on imaginait destiné à une installation ostensible au milieu d’une salle, reprenait, qu’on l’ait voulu ou pas, le chemin discret des cabinets. Les yeux du visiteur ne butaient pas contre le «ready-made», ils devaient aller le chercher dans le creux d’une paroi, comme on peut l’entrapercevoir, parfois, dans l’entrebâillement des toilettes publiques. Au lieu de se donner à voir, l’objet devenait la cible quasi involontaire du voyeur furtif. Si ce souvenir est exact, c’était un drôle de retournement, où l’article consacré oeuvre d’art à la sortie d’un magasin de sanitaires repartait vers sa modeste fonction d’origine (même si sa pose horizontale décelait un plombier inexpert). Non visible, un urinoir reste, visiblement, dans sa nature d’urinoir. Ce n’est que parce qu’il est très visible que cette nature s’invisibilise et qu’il devient Fontaine.

2. Le plus étrange, pour moi, qui suis très ignorant en matière lacanienne, est la démarche, de Jacques Lacan, consistant à cacher un petit tableau très réaliste, montrant les cuisses ouvertes et le sexe sans voiles d’une femme nue, derrière une version du même, plus explicite et plus abstraite à la fois. Le petit tableau sortit du cabinet du psychanalyste, après de longues années sur le divan, pour s’offrir tel quel sur un vaste mur du Musée d’Orsay et se faire reproduire sur des affiches et des cartes postales sous le titre, qui est son seul vêtement, de L’origine du monde. (non, j’oublie, il y a aussi une chemise retroussée). S’il s’agit d’érotisme, j’en trouve plus dans le couple de femmes nues enlacées du même Courbet. Mais l’entrejambe sans fard est d’une franchise autrement insolente. Pourquoi cette insolente «nature» nécessitait, dans la demeure privée d’un type nécessairement affranchi comme Lacan, l’écran protecteur d’André Masson, qui exhibe, sous des traits cette fois, il est vrai, non naturalistes, une vulve ouverte? Dans L’origine du monde, tout est montré (mais la vulve est close). Et, ce que beaucoup cherchent, comme on cherche les bras de laVenus de Milo, est hors-cadre: le visage de la dame. On a même écrit des romans pour lui donner une identité.

3. Il y a plusieurs années, une délégation chinoise de haut rang visitait la salle des Rembrandt du Rijkmuseum d’Amsterdam. Le directeur du musée les accompagnait et leur montrait les fabuleux tableaux qui s’y trouvaient. Le groupe était visiblement fatigué, certains s’écartaient, s’asseyaient sur les banquettes et écoutaient d’une oreille très distraite les explications que traduisait leur interprète. Jusqu’au moment où le guide montra, sur le coin le plus obscur d’un tableau présentant les membres d’une corporation, une inscription aussi sombre que la surface sur laquelle elle était peinte, difficilement lisible et qui concernait, si je ne me trompe, la datation ou la signature de l’artiste ou un mot énigmatique. En tout cas, quelque chose d’important pour un spécialiste, mais qui paressait mineur pour le public à côté des portraits frappants et complexes des personnages. Mais là, pour pénétrer les traces indéchiffrables d’une écriture incompréhensible, tous les visiteurs se sont groupés sur la toile, signalant du doigt, transmettant l’un à l’autre les informations repêchées, ajustant leurs lunettes et s’attardant, quand la tête de la délégation partait, sur ce fond peut-être le plus ténébreux d’une salle où brillaient partout les lumières du peintre.

4. Une vieille histoire personnelle: Derrière mon atelier, un café me servait de halte quotidienne, restaurant et lieu de lecture et d’écriture. Face à lui, un parking planté de grands arbres ne m’offrait plus aucun intérêt particulier. Un jour, je suis attablé dans ce café presque vide. Un laveur de carreaux passe sur les grands vitrages une substance blanchâtre et écumeuse. Mon paysage habituel et indifférent devient, à travers la vitre, une ombre floue, une allusion, une nappe à peine colorée, sans contours précis, modulée plus par les différences de densité du liquide savonneux et son degré de séchage que par les pleins et les vides des objets qui se devinent de l’autre côté. Pas seulement une allusion, mais aussi une promesse, parce que le laveur revient avec une raclette en caoutchouc et commence à dénuder les vitres. Mon regard est, depuis un moment déjà, happé par ce suspens et le bout de ciel bleu étincelant qui apparaît en haut du premier carreau renforce mon excitation. Bientôt je verrai se révéler la coupe des arbres. Je découvrirai des feuilles étonnamment vertes, la silhouette précise des branches, l’écorce détaillée des troncs. Maintenant, le laveur a fini son travail. La vue est limpide. Il n’y a plus de vitres. À peine quelques reflets du soleil me rappellent que, entre la rue et moi, il y a une barrière transparente. Le paysage est redevenu banal et je replonge dans ma tasse de café. Je me dis que mon travail (peut-être aussi, celui des artistes en général) est celui du laveur des carreaux. Le mouvement, dans mon cas, n’a pas pour tâche d’épouser les contours mouvants des objets de la réalité, qui dépasseront toujours en réalité tout ce que je pourrai faire, mais d’y introduire la nappe de flou qui mettra en éveil le regard: Attention, il y a là quelque chose que vous ne voyez pas, que vous pouvez voir, que vous désirez voir.


Lamelles (2001)
“Je suis en effet (c'est Henri Michaux qui écrit) devenu dur que par lamelles ; si l'on savait comme je suis resté moelleux au fond.” À condition de tolérer une entorse aux intentions de leur auteur, ces propos pourraient être repris par les oeuvres présentées: leurs lamelles rigides se livrent à une petite gymnastique langoureuse, elles ondulent mollement, mettant soit de l'ennui dans l'attente, soit du désir en tension. Des vagues à lames. Et sur ces vagues ou autour d'elles, flottent des ornements souples, pilosités pubiennes, vêtements, pièces rapportées. Pour peu qu'on concède au regard le temps de se laisser piéger, on se mettra à respirer à l'unisson de ces corps sensuels. Leur érotisme, croyons-nous, ne vient pas tellement de l'anatomie, mais des trémoussements.

Préface de Jack Vanarsky à l'Exposition à la Galerie du Centre de 2001. © Atelier Jack Vanarsky


Érotico-géopolitique (2003)
Je suis touché parfois (contre le sentiment présumable de leur auteur) par le caractère érotique des natures mortes de Morandi, où se tâtent et se frottent des petits flacons, des bouteilles, des boîtes de biscuits. Dans le même ordre d’idées mais sans objection de ma part, un ami trouvait d’un grand érotisme une de mes oeuvres animées où une petite règle d’écolier fractionnée en fines lamelles, ondulait lentement (lui-même, mon ami, était très amoureux à l’époque). 
La représentation d’une paire de fesses ou du ventre nu d’une femme enceinte peut ne constituer que l’illustration de deux pièces anatomiques. Dans la circonstance présente, elles sont le support d’une métaphore géopolitique: le trou du cul du monde, le nombril du monde. Naturellement, elles font référence à mon pays, l’Argentine, et s’y mêlent la nostalgie et d’autres sentiments divers et variés d’un vieil émigré. Sans doute, leur très lent trémoussement (produit par des voies purement mécaniques) les sensualise. Un film récent montre des femmes nues figées comme des statues classiques sur la scène d’un théâtre de variétés dans le Londres des années 30; le moindre tremblement, soupçonné licencieux, leur est interdit. Le générique d’un autre film, Bons baisers de Russie est pour beaucoup dans l’idéation de mes premières sculptures: on y voit les titres, circulant et se déformant sur le corps voluptueux d’une danseuse du ventre. Mes nus-mappemonde sont une évocation de ces images. Mais ici ce sont les distances continentales qui deviennent élastiques. Il n’y a pas d’embarcation représentée sur l’océan, mais celui qui navigue sur cette mer callipyge, ce doit être moi.


Les partitions déconcertantes (2005)
Ce texte est la première partie d’un projet inachevé qui devait allier partitions mobiles, musique et musicien. Dans cette partie, qui constitue les fondements du projet, Jack Vanarsky expose sa conception du mouvement et du référentiel.

Mon oeuvre se développe autour de trois postulats dominants: la structure à lamelles, le recours au mouvement, une thématique référentielle. Mes sculptures animées sont constituées de lamelles actionnées par un mécanisme électrique, qui imprime ainsi à l'ensemble une lente ondulation. Partant de ce dispositif de principe évoluent la thématique, la mise en situation, la facture, les matériaux. Varie surtout ce que le mouvement signifie, ainsi que les ambiguïtés, les ambivalences, les paradoxes, les redondances qui sont les formes de la rhétorique avec lesquelles elle traite de la réalité.

Les lamelles
La structure à lamelles constitue l'anatomie des sculptures. Mais le fractionnement n'insiste pas sur la cassure et le désordre. L'idée de déconstruction est subordonnée au processus de réintégration. Les lamelles ne sont jamais le résultat de la coupe en tranches d'un objet préexistant, mais les pièces initiales juxtaposées d'un ensemble à sculpter. D'épaisseur faible et régulière, les lamelles sont plus que les coupes isobathes d'un volume irrégulier –parce que dans leur faible épaisseur, la continuité de la surface est registrée. Mais elles sont beaucoup moins qu'un détail discernable de l'objet. Elles n'ont d'autre autonomie formelle qu'en tant que profils, perdus dans la masse de l'objet global. Elles sont comme les pièces minuscules d'un puzzle, la trame d'un tissu, les traits horizontaux d'une image vidéo. Un objet peut être fractionné en tranches de plus en plus fines et nombreuses. Seuls les impératifs techniques limitent ce processus. Les vieux paradoxes de Zénon illustrent les relations complexes entre le discret et le continu. Mes sculptures animées rôdent dans ce terrain. En elles, ce que la coupe différencie, le mouvement le réintègre.

Le mouvement
Dans mes sculptures, aucune action ne se produit. Le mouvement ne montre pas, comme dans le travail d'autres artistes, l'interaction d'objets distincts (un archet sur un violon, les pièces constitutives d'une machine, des formes géométriques qui se déplacent dans l'espace, un personnage qui bouge les bras, etc.) mais il se manifeste au sein même de l'objet fragmenté: le balancement infime de chaque lamelle. Visuellement, ce qui compte est la modulation résultant de tous ces balancements. Le mouvement est structurel, révélateur du mode d'existence de la sculpture. Ou, d'un autre point de vue, un mode de perception de l'objet représenté. Comme la forme incertaine, au fil d'eau, d'un objet immergé. Mouvement réel et représentation du mouvement ne coïncident pas. Le mouvement ne dit pas le mouvement, mais son contraire: l'immuabilité, la fixité, le repos, ou bien un mouvement différent, contradictoire, ou bien autre chose. Le va et vient, qui varie dans des marges de vitesse très basses, mais perceptibles par les spectateurs et proches du rythme de leur propre respiration, pendule la durée, donne l'épaisseur du temps. Comme la peinture est la matière de la couleur, le mouvement est la matière du temps. Pourtant, comme il ne se produit pas d'événements, cette circulation cyclique et continue est celle de l'éternel retour, non pas le temps qui passe, mais le temps qui perdure, celui de la mémoire.

Le référentiel
C'est la référence qui donne un sens aux perturbations propres au traitement des sculptures. Un trait qui ondule n'a rien d'anormal s'il n'appartient pas à l'interprétation d'un tableau de Mondrian. Une barre fluctuante est un simple exercice mécanique, si elle ne figure pas une règle dont la mesure se dérègle. Je cite à dessein des exemples "abstraits", mais il en est de même des formes "figuratives" (des détails du corps humain, des livres, des bouteilles, des papillons...). Et cette distinction est fort relative: le tableau abstrait est traité comme un modèle figuratif, le livre est représenté pour l'intérêt abstrait de son titre et de son texte, le papillon vaut pour son entité physique autant que parce qu'il symbolise la notion d'éphémère. La représentation sert de champ d'action au jeu des dichotomies: mobile/immobile; discret/continu; animé/inanimé; lent/rapide; indéfini/infini; structurel/conjoncturel; relatif/absolu. Ma thématique fait appel à des symboles. Ainsi, la règle: la mesure; la flèche: la direction; la corde: la continuité (le noeud gordien qui, dans ma sculpture, se sectionne et se reconstitue sans cesse); la lemniscate (∞): l'infini; et aussi, les livres: la mémoire et la connaissance; les crânes et les papillons, les "vanités", etc. Mais le caractère symbolique se manifeste discrètement. Les motifs apparaissent comme des objets banals, abandonnés sur des vieux meubles, suspendus à des panneaux usés par le temps. Ces oeuvres pervertissent presque insensiblement leur entourage. Elles aspirent à la condition d'installation clandestine. Le spectateur inattentif peut ne pas percevoir l'obscure anomalie de la lente ondulation. Mais s'il la découvre, le mouvement l'immobilise. Le suspens travaille dans ces oeuvres. Il tend l'attente infructueuse que l'objet retrouve finalement sa silhouette, que la "règle" animée finisse par s'arrêter et récupère sa rigidité rectiligne. Mais l'objet ne fait que tourner autour de sa propre forme. Que le mécanisme s'arrête ne le reconstitue pas. Seule la somme des positions des lamelles pendant le parcours du cycle refait l'objet. Le suspens demeure en suspens.

Contrepoints au mouvement
Je travaille maintenant dans le sens de la complexification. Le même principe mécanique produit, comme un écho, d'autres phénomènes, des mouvements divers –déséquilibres, pendulations, glissements– sur des objets additionnels. Ombres portées. Les sculptures animées, par exemple mes récentes "corniches", s'intègrent à l'architecture. Elles deviennent ainsi un fond ou un support sur lequel jouent, en faux protagonistes, des objets réels (des verres, des bouteilles, des pots de fleurs, des bibelots...) en équilibre instable. Ces objets, contingents et interchangeables, sont en réalité les marionnettes de la sculpture animée, structurelle. Dans le même sens, je m'intéresse au contrepoint entre le traitement tactile de mes oeuvres et son reflet virtuel, idée qui se manifeste en LIVREMONDE, sculpture réalisée pour l'Exposition universelle de Séville en 1992, qui contient un moniteur vidéo. Et aussi, inversement, je m'intéresse au contrepoint entre la gestation de la sculpture grâce au traitement virtuel, et son exécution matérielle. Par exemple, dans le film que le vidéaste Gustavo Kortsarz et moi avons conçu, l'informatique fabrique et montre les profils qui serviront à la conformation de la sculpture.

2004. Texte inédit © Atelier Jack Vanarsky


«Il se regarde au miroir fugitif» (2008)
Imaginé pour faire pendant à celui que j’ai fait de Kafka, regardant son reflet sur une fenêtre qui ouvre vers la nuit, ce portrait de Borges a été réalisé à l’occasion de la Biennale Kafka-Borges, à Prague. Borges faisait un usage aventureux de sa cécité. Il aimait le cinéma et la visite de sites monumentaux, il évoquait sans cesse les miroirs et aussi, les couleurs brumeuses qu’il voyait avec ses yeux sans vue. Le visage de l’écrivain, ici, émerge d’un miroir, fluctuant, confus, fragmenté. C’est un reflet, une figure sans support. Conseil à l’observateur qui garde ses distances: S’il s’approche de la vitre, il lira peut-être, difficilement, ce vers qui passe: «Se mira en el espejo fugitivo» (Il se regarde au miroir fugitif) (extrait de Heráclito, de JLB).

2008. Écrits de Jack Vanarsky © Atelier Jack Vanarsky


Le Tour du Livremonde (2009)
Pour l’Exposition Universelle de Séville, en 1992, le Pavillon de la France avait choisi comme thème: «La Découverte», qui incluait celle de l’Amérique, dont c’était le cinquième centenaire, dans un vaste regard sur la connaissance. Le Pavillon comprenait deux secteurs, l’un, historique, avec notamment des trésors de la Bibliothèque Nationale; l’autre, tourné vers sur l’avenir, avec les nouvelles technologies. Pour marquer le point de passage d’une partie à l’autre, on m’a invité à créer une œuvre charnière: un «livre».
J’avais déjà réalisé des sculptures animées représentant des livres, ouverts ou fermés, ondulant doucement. Mais cette sculpture était d’une autre envergure, beaucoup plus grande, plus complexe par son contenu et sa technologie. Je ne crois pas à la primauté de la dimension dans l’appréciation d’une œuvre. Ainsi, je ne privilégie pas forcément dans mes propres travaux le «livre» du Pavillon de la France, par rapport à d’autres, bien plus petits et discrets. Mais cette œuvre-là, par ses caractéristiques, met plus clairement en évidence les interactions entre le livre en tant qu’objet sculpté mobile et son contenu textuel et iconographique, entre la fluctuation de la forme et la fluctuation du /des sens. La notion de «livre d’artiste» est très large. Elle inclut les albums illustrés par un peintre et les bouquins taillés, grattés, collés, pour constituer un objet nouveau, elle peut être une boîte qui contient un ouvrage ou un manuscrit préexistant dénaturé par une main nouvelle. Mes sculptures, sont, au premier abord, des représentations de livres ; et même dans plusieurs cas, de vrais portraits. (Comme, par exemple, une copie fidèle du Manuscrit trouvé à Saragosse, col. Librairie José Corti). Mais, elles sont aussi des paradoxes, composés de lamelles (des feuilles, donc, mais non en papier) qui tranchent la page au lieu de l’épouser, qui fragmentent la lecture au lieu de l’offrir aux yeux, qui font semblant de tourner des pages mais les laissent suspendues, ondulant sur place.
Le “livre” de Séville (actuellement aux Champs Libres, à Rennes) mesure 150 cm d’envergure. Il est présenté dans une vitrine, posé sur un plateau et ouvert sur des pages déployées en éventail. Il est réalisé en plaques de Medium et de Plexiglas, laissant apercevoir par transparence l’écran d’un moniteur vidéo. Un socle abrite un mécanisme actionné par un moteur électrique, ainsi que l’équipement informatique. Étant donné la taille et le poids de l’objet à mettre en mouvement, les pièces mécaniques ont été réalisées en usine, en acier et aluminium et sont plus complexes que pour mes travaux habituels. Les plaques, ou lamelles, qui constituent le “livre” sont prolongées par un bras actionné par un arbre à cames. Mais un certain nombre d’entre elles ont une partie articulée, en Plexiglas, qui enfreint le mouvement général.
L’œuvre s’appelle LIVREMONDE. Elle prétend, en effet, contenir tous les livres. Non pas, bien sûr, dans le sens donné par certains à la Bible ou au Coran: «Le Livre», mais dans la direction infinie que Borges donnait à la bibliothèque de Babylone, ou dans la prise en compte littérale de la phrase de Mallarmé: “Tout au monde existe pour aboutir à un livre”.
C’est un gros volume dont le côté couverture semble surgir d’un noir morceau de basalte incisé. Par leur forme et leur texture, les premières pages évoquent des papyrus, remplacés à mesure que les feuilles se déploient, par des parchemins suivis de vieux papiers froissés, devenant de plus en plus neufs, jusqu'à composer un bloc serré de feuilles vierges qui finissent par acquérir les qualités du cristal transparent et de l’écran informatique. Ces supports sont recouverts de graphies jusqu’aux endroits ou l’œil peut le plus difficilement les déchiffrer. (Un projet, qui n’a pas pu être réalisé, envisageait une caméra miniature pour les rendre lisibles sur un écran à l’extérieur de la vitrine). Bien entendu, pour le regardeur –lecteur, toutes les pages, même celles qui sont invisibles, sont remplies.
J’ai essayé de suivre à la trace l’évolution du support livre, l’évolution des techniques d’inscription de l’écriture et de l’image, l’évolution et la pluralité de signes, les fonctions variées de ceux-ci pour exprimer des mots, des sons, des symboles, des formules. J’ai exclu l’idée d’utiliser des calligraphies imaginaires et de créer moi-même des images. Agissant comme pour des collages, j’ai sélectionné un nombre abondant de citations extraites des fac-similés de manuscrits et des éditions originales significatifs de l’histoire de la connaissance. Les manuscrits et les images ont été copiés dans la plus grande neutralité possible, les textes imprimés ont été composés et transférés. Le choix porte sur des œuvres, pour une grande part, facilement reconnaissables mais aussi se prêtant à un tissage entre elles, confrontant les sens ou les détournant. 
Les pages qui sont accessibles à la vue montrent des incisions cunéiformes, des hiéroglyphes égyptiens, des lettres de l’alphabet phénicien, le tracé géométrique d’inscriptions latines, des lettrines ornées des manuscrits du Moyen Age, les variations de formes et de styles à partir de l’imprimerie, les pixels impalpables de l’image virtuelle. Les graphismes servent au récit, mais tout autant aux symboles, aux représentations de la parole sur des phylactères ou des bulles de bandes dessinées, ou des petits nuages sortant de la bouche dans des codex mexicains ; ils servent à la figuration de personnages dessinés par le texte (comme des calligrammes à la façon d’Apollinaire) ; à la géométrie ; aux équations mathématiques ; à la transcription musicale ; aux cartes de géographie et aux plans d’architecture ; à l’anatomie, la physique et le design. Sans oublier, dans un recoin, un fragment de la Colonie Pénitentiaire de Kafka, décrivant l’écriture de la peine sur le dos d’un condamné, par la herse qui le tue.
Au centre des pages ouvertes figure un Christ en Majesté, l’Homme de Vitruve de Léonard, les premiers vers du Faust de Goethe, la formule de la Relativité d’Einstein. Mais à chaque fois ces citations sont prolongées, entourées, confrontées et perturbées par d’autres qui contrebalancent leur sens comme le mouvement des lamelles fait fluctuer et distord, fragmente et relie le tout. Sur une page, par exemple, l’Homme de Vitruve, est précédé en haut à gauche d’êtres joyeusement monstrueux de la Secunda Etats Mundi, grand succès de l’édition à la fin du XIVe siècle. La figure triomphante de Leonard à qui les ondulations des plaques feront jouer le sémaphore, devient un écorché de Vésale. En même temps, le bord du carré, dans lequel ses mains sont inscrites, se transforme en fil à plomb pour un dessin de Galilée. À côté de celui-ci, un A, modèle typographique, s’inscrit dans un autre carré qui encadre une autre figure aux proportions parfaites. En dessous, la Mélancolie de Dürer entoure l’ange méditatif d’éléments géométriques qui reprennent ceux de la première édition imprimée d’Euclide, copiés en haut de la page. Sur une autre page, parmi les citations, trois textes se culbutent, des extraits de l’Archéologie de Berthelot, la Logique de Bolzano et le Voyage au Centre de la Terre de Jules Verne. Ceci donne:
«(…) me remettre la Note suivante:
L’inscription en langue anzanite de la calotte de bronze se lit:
1. Sunkik Si-il-ha-ak (nap) Susir [m]it d.[em] W[ir]kl[i]ch[en]nach | all 
2. …da-si-’ si-a-an DIL-BAT d[e]r Erf.[ahrung] b[e]st[imm]t ist,
3. Za-na Su-su-un-’ i-du-n
c’est-à-dire:
§. [21]. |Das Axioma der Ansch[auun]g: alle Ansch:[auungen]s[in]d ||
Größ[en] - u[nd] die Anticip[a]tion[en] d[e] éclairs à travers ses dungen] si[n]d int[en]s[i]v[e] {Größent, lorsqu’il reprit le vieux nach ni[c]ht in d[ielt serieusement ému. Enfin il toussa forte-
E[in]e bloß ein G[voix grave, appelant successivement la Première lettre, puis la seconde de chaque mot, il me dicta la 
Série suivante:
messunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtneecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadnelacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmekmeretarcsilucoYsleffenSnI
En finissant, je l’avouerai, j’étais émotionné ; ces lettres nommées Une à une, ne m’avait présenté aucun sens à l’esprit ; j’attendais donc que le professeur laissât se dérouler pompeusement entre ses lèvres une phrase d’une magnifique latinité.»
La dernière page ouverte, à plat, est blanche et lisse. Elle est collée au bloc serré de celles qui contiennent l’avenir. Sur cette page, après quelques illustrations, une phrase de Borges, manuscrite, suspend les écritures: Le nombre de pages de ce livre est infini, aucune est la première, aucune la dernière.
La feuille blanche, elle-même, se prolonge vers la transparence. Blanche aussi est la sentence qui surgit progressivement sur ce fond, traduite en plusieurs langues, qui répètent: TOUT AU MONDE EXISTE POUR ABOUTIR A UN LIVRE. À cet endroit, les plaques, dans leur partie en Plexiglas, cessent d’onduler. Posées sur le plateau du socle, elles laissent entrapercevoir, déformés et fractionnés par leur épaisseur transparente, des mots calligraphiés en image de synthèse qui ondulent et circulent tout seuls. On les aperçoit fracturés, dédoublés, dans un éphémère continu, la même phrase dansant dans le vide d’un écran vidéo.
Pour la réalisation de mon projet, j’ai beaucoup consulté un livre sur l’histoire des sciences préfacé par Michel Serres. Une assertion m’a intéressé. Il écrit: «Une multiplicité de temps différents, de disciplines diverses, d’idées de la science (etc.) composent ensemble un tissu fluctuant qui figure de façon fidèle l’histoire multiple des sciences». C’est, naturellement, le mot «fluctuant» qui me concerne. Le discours de l’œuvre, je pense, est fait des interactions entre ce qu’on peut y lire et les conditions de cette lecture, avec le rythme respiratoire du mouvement, les élongations et contractions des traits. Pour revenir (encore) à Borges, il racontait dans un entretien qu’un de ses cauchemars récurrents était celui de livres où les lettres ondulaient et se chevauchaient. En fait, LIVREMONDE n’est pas la reproduction d’un livre, mais celle d’un rêve, cauchemardesque ou non, ou les deux, selon le goût de chacun. Le temps, ici, ne s’écoule pas. Les pages ne passent pas, elles sont indéfiniment en train de passer.

Le Livremonde a été commandité comme sculpture-symbole du Pavillon de France pour l'Exposition Universelle de Séville, en 1992. Il a été ensuite exposé à la Library of Congress, Washington, puis à la Cité des Sciences, Paris, durant plusieurs années. Le Livremonde se trouve actuellement aux Champs Libres, de Rennes. 2009. Écrits de Jack Vanarsky © Atelier Jack Vanarsky

JACK VANARSKY

LA PASSAGÈRE (La Pasajera) - 1976. Acrílico transparente, mecanismo eléctrico 80 x 60 x 15 cm

NOCTAMBULES (Noctambulos), 2008. Medium, botellas, mecanismo eléctrico. 133 x 193 x 30 x cm

{NOTA_EPIGRAFE_4}

{NOTA_EPIGRAFE_5}

{NOTA_EPIGRAFE_6}

TEXTS by JACK VANARSKY
Métaphysique du quotidien (1978-2004)

Traiter I'immobilité par le mouvement, la quiétude par l'inquiétude, l'absence par la présence, le mou par le dur, le continu par le discontinu, le silence par le bruit. «Poursuivre le repos dans le drame du mouvement» disait Élie faure.
Quand j'ai commencé à réaliser des objets figuratifs et mobiles –des sculptures animées– tout en voulant que le mouvement réel contribue à un certain réalisme, je trouvais nécessaire qu'il ne fut qu'un paramètre de plus, aussi propre à la manipulation et à la métaphore que le sont le dessin, la couleur ou le volume. Il fallait refuser la légende de Michel Ange frappant le Moïse pour qu'il parle –¬comme s'il avait besoin de parler– échapper au robot anthropoïde forcément maladroit et insuffisant face à ses modèles, ignorer les transcriptions anatomiques, pour inventer une anatomie spécifique et évidente des objets.
Et je suis venu à la conformation de mes sculptures par une succession de tranches topologiques. Cette coupe en lamelles n'est pas, pour moi, une opération chirurgicale, mais un système de langage. Je décompose une forme en une série de profils un peu comme, toutes proportions gardées, les impressionnistes décomposaient la couleur. Un mécanisme occulte actionne l'ensemble. J'espère, par cette mise en oscillation des profils à la recherche continue et infructueuse de leur image totalisante, trouver une sorte d'irisation du temps (comme il y a irisation dans l'espace impressionniste).
Ainsi, à mon avis, le mouvement réel dans mon travail n'a que peu à voir avec la représentation du mouvement, du déplacement ou de l'action effectuée par quelqu'un. II s'agit plutôt de la représentation d'une attente, d'un souvenir, d'un désir, du temps qui passe ; la lenteur des ondulations approche du rythme respiratoire du spectateur, et l'animation n'est qu'une manière de ponctuer le repos.
Maintenant, je suis sur la trace des traces, comme un Sherlock Holmes recherchant, pour les mettre en conserve, des indices dénonciateurs. Des fragments du plancher ou du mur, table ou oreiller, vitre ou miroir, qui gardent, ici l'empreinte d'une main, là le creux d'un pas, le reflet d'un visage, restes de gestes et de regards, témoignages d'une présence absente. Ce qui bouge n'est même plus la représentation d'un personnage qui a pu bouger, mais la représentation de son passage furtif. Dessinés dans le vide, les êtres ont cédé leur matérialité vivace aux choses qu'ils effleurent, aux lieux qu'ils hantent.

Texte daté du 2 mai 1978, rédigé par Jack Vanarsky pour le catalogue de I'exposition Metafisica del quotidiano, I'aventura dell'oggetto, exposition de groupe présentée par Pierre Restany. Republié dans la revue Verso, n°33, 2004. © Atelier Jack Vanarsky

 


La cinétique de l'immobile (1982)

“Fasciné par les contraires, Vanarsky produit, dans ses œuvres, des jeux entre le mobile et l'immobile, entre le frustre et le raffiné, entre le géometrique et ce qui le nie, entre le déchiqueté et le lisse, entre l'inquiétant et le cocasse.”
Gilbert Lascault

Sculptures animées, figuration et mouvement
On peut, en donnant un sens très large à I'expression “Art Cinétique”, inscrire mon œuvre dans ce courant. Le mot “cinétisme” suppose tout simplement, l'emploi du mouvement, mais il est accompagné en France, après la vogue des années 60, d'une idée d'abstraction, de géométrisme, de technologie, liée à des artistes tels que Agam, Vasarely, Shoffer, Soto, etc.
Des le début, ma démarche allait a l'encontre de cette conception. Mes premiers objets mobiles, avatars de ma peinture antérieure, étaient des pantins caricaturaux qui regardaient plutôt du côté de George Grosz. À l'époque –1967/69–, nous avions créé le groupe AUTOMAT qui, par le titre, s'apparentait aux automates figuratifs du XVIII ° siècle L'allusion s'arrêtait la. La figuration était autant qu'un point de départ, un défi. Nous ne voulions pas tomber dans l'ornière de l'imitation de la façon de mouvoir des êtres et des choses de la réalité. Je préfère qualifier aujourd'hui mes œuvres de «sculptures animées». Le mot «animé», dans sa double acception de «mouvant» et de «vivant», correspond bien au sens de mon travail, tout en restant apte à englober d'autres recherches et d'autres artistes. En fait, il me plaît qu'il soit, non pas le nom d'une tendance, mais la description d'un type d'œuvre. Le découpage en éléments des pantins plats et en silhouette, m'a amené, vers 1968, a l'idée de fractionner des corps en tranches successives –comme on fractionne un pain ou un saucisson– et de faire bouger les lamelles ainsi obtenues, de manière à imprimer une ondulation à l'ensemble. Ces lamelles constituent sans doute ce qu'il y a de plus spécifique dans mon travail. Elles sont l'anatomie de mes sculptures. Elles sont faites en bois, en acrylique transparent, en PVC ou, de préférence, en papier bakelisé, matériau qui permet des épaisseurs très faibles, est thermorésistant, ne pose aucun problème de frottement, est précis a l'usinage etc. Les lamelles oscillent plus ou moins faiblement, en léger décalage, actionnées par un mécanisme électrique invisible par le spectateur. Cet ensemble, la sculpture animée proprement dite, est encadré par un emboîtage-support en bois. (Dans d'autres sculptures statiques, et en particulier celles à caractère monumental, je décale plus abruptement les lamelles, superposées comme des strates géologiques, et ainsi se produisent des distorsions et des effets d'anamorphose spatiale: ces solutions de continuité, dans les oeuvres immobiles, les dynamisent, tandis que, on le verra plus loin, l'ondulation répétitive due à l'oscillation des lamelles dans les œuvres animées, induit une idée de repos).

De la figuration, mais peu
Mes sculptures sont figuratives, Les déformations et l'animation prennent leur sens dans les rapports que la sculpture entretient avec son modèle, entre la représentation de l'objet et l'objet représente. Rapports ambigus, puisque, de par I'intervention du mouvement, en particulier, ils rapprochent de la réalité autant qu'ils en éloignent.

Du mouvement, mais peu
Dans mes premiers objets mobiles –les pantins auxquels il est fait allusion plus haut– le mouvement intervenait d'une façon brusque, catastrophique. Il était facteur de métamorphose entre deux états, deux images de l'objet. II changeait de position certains éléments, découvrait des parties occultées. Le mouvement était intermittent. II jouait le rôle de charnière entre des situations successives mais statiques. Comme les bandes dessinées, les "pantins" racontaient une histoire par une courte série d'images. Objets manipulables, ils se pliaient à l'intervention du spectateur. Je m'attarde ici sur la description des "pantins", bien qu'ils me paraissent aujourd'hui très lointains, pour bien faire apparaitre, par contraste, les particularités du mouvement de mes «sculptures animées» à lamelles. Les lamelles se balancent très lentement. J'ai essayé de nuancer le mouvement de mes sculptures, en variant les vitesses, l'amplitude et la fréquence des oscillations. l'épaisseur des lamelles. Observant le fonctionnement de mes œuvres, j'ai noté que leur marche la plus saisissante voisine le rythme respiratoire. La lecture d'une phrase d'Akira Kurosawa a confirmé cette idée: «Je fais toujours, dit-il, le montage d'un film sur le rythme d'une respiration». II y a, je crois, dans la lenteur continue et obsédante, un piège du regard.
Certaines de mes sculptures sont ainsi vouées à une lenteur extrême qui, unie à un très court balancement des lamelles, rend le mouvement presque imperceptible. Ce paradoxe: un immobile représente par un mobile qui paraît immobile me plaît. Je tâche de faire que seul un certain angle de vision ou un éclairage mettant en valeur les ombres projetées, permette de discerner la mouvance.

De la technique, mais peu
Je n'attache de l'importance à la technique, que dans la mesure où elle sert efficacement et discrètement à l'animation de mes sculptures. Le mécanisme est simple, autonome (grâce aux moteurs électriques) et occulte. Ni l'avant-gardisme scientifique, ni les prouesses technologiques ne m'intéressent. Les automates anciens, aux horlogeries extrêmement subtiles, étaient les témoins expérimentaux des techniques les plus avancées de leur temps. Comme certains robots actuels. II y a des artistes qui essaient de mettre en valeur l'intérêt esthétique des nouvelles découvertes, Mon travail est étranger à cette démarche. L'occultation de l'appareil de fonctionnement n'est pas destinée à préserver un secret, mais à créer une illusion dont le spectateur est, en quelque sorte, complice: présentant une de mes œuvres à des enfants, il m'est arrive de leur découvrir son mécanisme. II s'agissait d'une porte percée par une tête et par une main qui tenait la poignée. Après avoir refermé le mécanisme, un des enfants me demande si, derrière celte porte (c'est-à-dire, à l'endroit où il venait de voir des petits moteurs et des arbres à cames), il y avait le reste du corps du personnage. C'était une question très pertinente. (Somme toute, derrière une toile qui représente un paysage, il est évident qu'il y a un mur. C'est le double regard, qui voit la toile sur le mur et le paysage sur la toile, qui permet la jubilation esthétique). Ainsi donc, mes œuvres apparaissent comme des sculptures animées, formées de lamelles mobiles implantées sur ou dans des objets qui leur servent de support, d'habillage du mécanisme et de contexte. Parfois, ces objets sont le socle le plus neutre possible de l'œuvre. Mais souvent, ils interviennent activement. J'introduis de vieux panneaux de bois, des meubles de récupération où le temps a déjà inscrit sa trace. J'aime le contraste entre la précision de la mécanique invisible et les à-peu-près maladroits de l'usure sur les meubles. À ces survivants d'autres emplois, les parties animées ajoutent, dans leur balancement pendulaire, la mesure même du temps qui passe.

Artension n° 18 (2e. trimestre) année 1986. Version courte de Animated Sculptures: Figuration and Movement Leonardo, vol. 15, n° 4 (Autumn 1982) pp. 306-309. © Atelier Jack Vanarsky

 


L’invisible (1983)
Invisibilité 

1. À l’exposition Marcel Duchamp du Centre Pompidou en 1980, la Fontaine, si ma mémoire ne me trahit pas, était abritée dans une niche. L’urinoir, que l’on imaginait destiné à une installation ostensible au milieu d’une salle, reprenait, qu’on l’ait voulu ou pas, le chemin discret des cabinets. Les yeux du visiteur ne butaient pas contre le «ready-made», ils devaient aller le chercher dans le creux d’une paroi, comme on peut l’entrapercevoir, parfois, dans l’entrebâillement des toilettes publiques. Au lieu de se donner à voir, l’objet devenait la cible quasi involontaire du voyeur furtif. Si ce souvenir est exact, c’était un drôle de retournement, où l’article consacré oeuvre d’art à la sortie d’un magasin de sanitaires repartait vers sa modeste fonction d’origine (même si sa pose horizontale décelait un plombier inexpert). Non visible, un urinoir reste, visiblement, dans sa nature d’urinoir. Ce n’est que parce qu’il est très visible que cette nature s’invisibilise et qu’il devient Fontaine.

2. Le plus étrange, pour moi, qui suis très ignorant en matière lacanienne, est la démarche, de Jacques Lacan, consistant à cacher un petit tableau très réaliste, montrant les cuisses ouvertes et le sexe sans voiles d’une femme nue, derrière une version du même, plus explicite et plus abstraite à la fois. Le petit tableau sortit du cabinet du psychanalyste, après de longues années sur le divan, pour s’offrir tel quel sur un vaste mur du Musée d’Orsay et se faire reproduire sur des affiches et des cartes postales sous le titre, qui est son seul vêtement, de L’origine du monde. (non, j’oublie, il y a aussi une chemise retroussée). S’il s’agit d’érotisme, j’en trouve plus dans le couple de femmes nues enlacées du même Courbet. Mais l’entrejambe sans fard est d’une franchise autrement insolente. Pourquoi cette insolente «nature» nécessitait, dans la demeure privée d’un type nécessairement affranchi comme Lacan, l’écran protecteur d’André Masson, qui exhibe, sous des traits cette fois, il est vrai, non naturalistes, une vulve ouverte? Dans L’origine du monde, tout est montré (mais la vulve est close). Et, ce que beaucoup cherchent, comme on cherche les bras de laVenus de Milo, est hors-cadre: le visage de la dame. On a même écrit des romans pour lui donner une identité.

3. Il y a plusieurs années, une délégation chinoise de haut rang visitait la salle des Rembrandt du Rijkmuseum d’Amsterdam. Le directeur du musée les accompagnait et leur montrait les fabuleux tableaux qui s’y trouvaient. Le groupe était visiblement fatigué, certains s’écartaient, s’asseyaient sur les banquettes et écoutaient d’une oreille très distraite les explications que traduisait leur interprète. Jusqu’au moment où le guide montra, sur le coin le plus obscur d’un tableau présentant les membres d’une corporation, une inscription aussi sombre que la surface sur laquelle elle était peinte, difficilement lisible et qui concernait, si je ne me trompe, la datation ou la signature de l’artiste ou un mot énigmatique. En tout cas, quelque chose d’important pour un spécialiste, mais qui paressait mineur pour le public à côté des portraits frappants et complexes des personnages. Mais là, pour pénétrer les traces indéchiffrables d’une écriture incompréhensible, tous les visiteurs se sont groupés sur la toile, signalant du doigt, transmettant l’un à l’autre les informations repêchées, ajustant leurs lunettes et s’attardant, quand la tête de la délégation partait, sur ce fond peut-être le plus ténébreux d’une salle où brillaient partout les lumières du peintre.

4. Une vieille histoire personnelle: Derrière mon atelier, un café me servait de halte quotidienne, restaurant et lieu de lecture et d’écriture. Face à lui, un parking planté de grands arbres ne m’offrait plus aucun intérêt particulier. Un jour, je suis attablé dans ce café presque vide. Un laveur de carreaux passe sur les grands vitrages une substance blanchâtre et écumeuse. Mon paysage habituel et indifférent devient, à travers la vitre, une ombre floue, une allusion, une nappe à peine colorée, sans contours précis, modulée plus par les différences de densité du liquide savonneux et son degré de séchage que par les pleins et les vides des objets qui se devinent de l’autre côté. Pas seulement une allusion, mais aussi une promesse, parce que le laveur revient avec une raclette en caoutchouc et commence à dénuder les vitres. Mon regard est, depuis un moment déjà, happé par ce suspens et le bout de ciel bleu étincelant qui apparaît en haut du premier carreau renforce mon excitation. Bientôt je verrai se révéler la coupe des arbres. Je découvrirai des feuilles étonnamment vertes, la silhouette précise des branches, l’écorce détaillée des troncs. Maintenant, le laveur a fini son travail. La vue est limpide. Il n’y a plus de vitres. À peine quelques reflets du soleil me rappellent que, entre la rue et moi, il y a une barrière transparente. Le paysage est redevenu banal et je replonge dans ma tasse de café. Je me dis que mon travail (peut-être aussi, celui des artistes en général) est celui du laveur des carreaux. Le mouvement, dans mon cas, n’a pas pour tâche d’épouser les contours mouvants des objets de la réalité, qui dépasseront toujours en réalité tout ce que je pourrai faire, mais d’y introduire la nappe de flou qui mettra en éveil le regard: Attention, il y a là quelque chose que vous ne voyez pas, que vous pouvez voir, que vous désirez voir.

 


Lamelles (2001)
“Je suis en effet (c'est Henri Michaux qui écrit) devenu dur que par lamelles ; si l'on savait comme je suis resté moelleux au fond.” À condition de tolérer une entorse aux intentions de leur auteur, ces propos pourraient être repris par les oeuvres présentées: leurs lamelles rigides se livrent à une petite gymnastique langoureuse, elles ondulent mollement, mettant soit de l'ennui dans l'attente, soit du désir en tension. Des vagues à lames. Et sur ces vagues ou autour d'elles, flottent des ornements souples, pilosités pubiennes, vêtements, pièces rapportées. Pour peu qu'on concède au regard le temps de se laisser piéger, on se mettra à respirer à l'unisson de ces corps sensuels. Leur érotisme, croyons-nous, ne vient pas tellement de l'anatomie, mais des trémoussements.

Préface de Jack Vanarsky à l'Exposition à la Galerie du Centre de 2001. © Atelier Jack Vanarsky

 


Érotico-géopolitique (2003)
Je suis touché parfois (contre le sentiment présumable de leur auteur) par le caractère érotique des natures mortes de Morandi, où se tâtent et se frottent des petits flacons, des bouteilles, des boîtes de biscuits. Dans le même ordre d’idées mais sans objection de ma part, un ami trouvait d’un grand érotisme une de mes oeuvres animées où une petite règle d’écolier fractionnée en fines lamelles, ondulait lentement (lui-même, mon ami, était très amoureux à l’époque). 
La représentation d’une paire de fesses ou du ventre nu d’une femme enceinte peut ne constituer que l’illustration de deux pièces anatomiques. Dans la circonstance présente, elles sont le support d’une métaphore géopolitique: le trou du cul du monde, le nombril du monde. Naturellement, elles font référence à mon pays, l’Argentine, et s’y mêlent la nostalgie et d’autres sentiments divers et variés d’un vieil émigré. Sans doute, leur très lent trémoussement (produit par des voies purement mécaniques) les sensualise. Un film récent montre des femmes nues figées comme des statues classiques sur la scène d’un théâtre de variétés dans le Londres des années 30; le moindre tremblement, soupçonné licencieux, leur est interdit. Le générique d’un autre film, Bons baisers de Russie est pour beaucoup dans l’idéation de mes premières sculptures: on y voit les titres, circulant et se déformant sur le corps voluptueux d’une danseuse du ventre. Mes nus-mappemonde sont une évocation de ces images. Mais ici ce sont les distances continentales qui deviennent élastiques. Il n’y a pas d’embarcation représentée sur l’océan, mais celui qui navigue sur cette mer callipyge, ce doit être moi.

 


Les partitions déconcertantes (2005)
Ce texte est la première partie d’un projet inachevé qui devait allier partitions mobiles, musique et musicien. Dans cette partie, qui constitue les fondements du projet, Jack Vanarsky expose sa conception du mouvement et du référentiel.

Mon oeuvre se développe autour de trois postulats dominants: la structure à lamelles, le recours au mouvement, une thématique référentielle. Mes sculptures animées sont constituées de lamelles actionnées par un mécanisme électrique, qui imprime ainsi à l'ensemble une lente ondulation. Partant de ce dispositif de principe évoluent la thématique, la mise en situation, la facture, les matériaux. Varie surtout ce que le mouvement signifie, ainsi que les ambiguïtés, les ambivalences, les paradoxes, les redondances qui sont les formes de la rhétorique avec lesquelles elle traite de la réalité.

Les lamelles
La structure à lamelles constitue l'anatomie des sculptures. Mais le fractionnement n'insiste pas sur la cassure et le désordre. L'idée de déconstruction est subordonnée au processus de réintégration. Les lamelles ne sont jamais le résultat de la coupe en tranches d'un objet préexistant, mais les pièces initiales juxtaposées d'un ensemble à sculpter. D'épaisseur faible et régulière, les lamelles sont plus que les coupes isobathes d'un volume irrégulier –parce que dans leur faible épaisseur, la continuité de la surface est registrée. Mais elles sont beaucoup moins qu'un détail discernable de l'objet. Elles n'ont d'autre autonomie formelle qu'en tant que profils, perdus dans la masse de l'objet global. Elles sont comme les pièces minuscules d'un puzzle, la trame d'un tissu, les traits horizontaux d'une image vidéo. Un objet peut être fractionné en tranches de plus en plus fines et nombreuses. Seuls les impératifs techniques limitent ce processus. Les vieux paradoxes de Zénon illustrent les relations complexes entre le discret et le continu. Mes sculptures animées rôdent dans ce terrain. En elles, ce que la coupe différencie, le mouvement le réintègre.

Le mouvement
Dans mes sculptures, aucune action ne se produit. Le mouvement ne montre pas, comme dans le travail d'autres artistes, l'interaction d'objets distincts (un archet sur un violon, les pièces constitutives d'une machine, des formes géométriques qui se déplacent dans l'espace, un personnage qui bouge les bras, etc.) mais il se manifeste au sein même de l'objet fragmenté: le balancement infime de chaque lamelle. Visuellement, ce qui compte est la modulation résultant de tous ces balancements. Le mouvement est structurel, révélateur du mode d'existence de la sculpture. Ou, d'un autre point de vue, un mode de perception de l'objet représenté. Comme la forme incertaine, au fil d'eau, d'un objet immergé. Mouvement réel et représentation du mouvement ne coïncident pas. Le mouvement ne dit pas le mouvement, mais son contraire: l'immuabilité, la fixité, le repos, ou bien un mouvement différent, contradictoire, ou bien autre chose. Le va et vient, qui varie dans des marges de vitesse très basses, mais perceptibles par les spectateurs et proches du rythme de leur propre respiration, pendule la durée, donne l'épaisseur du temps. Comme la peinture est la matière de la couleur, le mouvement est la matière du temps. Pourtant, comme il ne se produit pas d'événements, cette circulation cyclique et continue est celle de l'éternel retour, non pas le temps qui passe, mais le temps qui perdure, celui de la mémoire.

Le référentiel
C'est la référence qui donne un sens aux perturbations propres au traitement des sculptures. Un trait qui ondule n'a rien d'anormal s'il n'appartient pas à l'interprétation d'un tableau de Mondrian. Une barre fluctuante est un simple exercice mécanique, si elle ne figure pas une règle dont la mesure se dérègle. Je cite à dessein des exemples "abstraits", mais il en est de même des formes "figuratives" (des détails du corps humain, des livres, des bouteilles, des papillons...). Et cette distinction est fort relative: le tableau abstrait est traité comme un modèle figuratif, le livre est représenté pour l'intérêt abstrait de son titre et de son texte, le papillon vaut pour son entité physique autant que parce qu'il symbolise la notion d'éphémère. La représentation sert de champ d'action au jeu des dichotomies: mobile/immobile; discret/continu; animé/inanimé; lent/rapide; indéfini/infini; structurel/conjoncturel; relatif/absolu. Ma thématique fait appel à des symboles. Ainsi, la règle: la mesure; la flèche: la direction; la corde: la continuité (le noeud gordien qui, dans ma sculpture, se sectionne et se reconstitue sans cesse); la lemniscate (∞): l'infini; et aussi, les livres: la mémoire et la connaissance; les crânes et les papillons, les "vanités", etc. Mais le caractère symbolique se manifeste discrètement. Les motifs apparaissent comme des objets banals, abandonnés sur des vieux meubles, suspendus à des panneaux usés par le temps. Ces oeuvres pervertissent presque insensiblement leur entourage. Elles aspirent à la condition d'installation clandestine. Le spectateur inattentif peut ne pas percevoir l'obscure anomalie de la lente ondulation. Mais s'il la découvre, le mouvement l'immobilise. Le suspens travaille dans ces oeuvres. Il tend l'attente infructueuse que l'objet retrouve finalement sa silhouette, que la "règle" animée finisse par s'arrêter et récupère sa rigidité rectiligne. Mais l'objet ne fait que tourner autour de sa propre forme. Que le mécanisme s'arrête ne le reconstitue pas. Seule la somme des positions des lamelles pendant le parcours du cycle refait l'objet. Le suspens demeure en suspens.

Contrepoints au mouvement
Je travaille maintenant dans le sens de la complexification. Le même principe mécanique produit, comme un écho, d'autres phénomènes, des mouvements divers –déséquilibres, pendulations, glissements– sur des objets additionnels. Ombres portées. Les sculptures animées, par exemple mes récentes "corniches", s'intègrent à l'architecture. Elles deviennent ainsi un fond ou un support sur lequel jouent, en faux protagonistes, des objets réels (des verres, des bouteilles, des pots de fleurs, des bibelots...) en équilibre instable. Ces objets, contingents et interchangeables, sont en réalité les marionnettes de la sculpture animée, structurelle. Dans le même sens, je m'intéresse au contrepoint entre le traitement tactile de mes oeuvres et son reflet virtuel, idée qui se manifeste en LIVREMONDE, sculpture réalisée pour l'Exposition universelle de Séville en 1992, qui contient un moniteur vidéo. Et aussi, inversement, je m'intéresse au contrepoint entre la gestation de la sculpture grâce au traitement virtuel, et son exécution matérielle. Par exemple, dans le film que le vidéaste Gustavo Kortsarz et moi avons conçu, l'informatique fabrique et montre les profils qui serviront à la conformation de la sculpture.

2004. Texte inédit © Atelier Jack Vanarsky

 


«Il se regarde au miroir fugitif» (2008)
Imaginé pour faire pendant à celui que j’ai fait de Kafka, regardant son reflet sur une fenêtre qui ouvre vers la nuit, ce portrait de Borges a été réalisé à l’occasion de la Biennale Kafka-Borges, à Prague. Borges faisait un usage aventureux de sa cécité. Il aimait le cinéma et la visite de sites monumentaux, il évoquait sans cesse les miroirs et aussi, les couleurs brumeuses qu’il voyait avec ses yeux sans vue. Le visage de l’écrivain, ici, émerge d’un miroir, fluctuant, confus, fragmenté. C’est un reflet, une figure sans support. Conseil à l’observateur qui garde ses distances: S’il s’approche de la vitre, il lira peut-être, difficilement, ce vers qui passe: «Se mira en el espejo fugitivo» (Il se regarde au miroir fugitif) (extrait de Heráclito, de JLB).

2008. Écrits de Jack Vanarsky © Atelier Jack Vanarsky

 


Le Tour du Livremonde (2009)
Pour l’Exposition Universelle de Séville, en 1992, le Pavillon de la France avait choisi comme thème: «La Découverte», qui incluait celle de l’Amérique, dont c’était le cinquième centenaire, dans un vaste regard sur la connaissance. Le Pavillon comprenait deux secteurs, l’un, historique, avec notamment des trésors de la Bibliothèque Nationale; l’autre, tourné vers sur l’avenir, avec les nouvelles technologies. Pour marquer le point de passage d’une partie à l’autre, on m’a invité à créer une œuvre charnière: un «livre».
J’avais déjà réalisé des sculptures animées représentant des livres, ouverts ou fermés, ondulant doucement. Mais cette sculpture était d’une autre envergure, beaucoup plus grande, plus complexe par son contenu et sa technologie. Je ne crois pas à la primauté de la dimension dans l’appréciation d’une œuvre. Ainsi, je ne privilégie pas forcément dans mes propres travaux le «livre» du Pavillon de la France, par rapport à d’autres, bien plus petits et discrets. Mais cette œuvre-là, par ses caractéristiques, met plus clairement en évidence les interactions entre le livre en tant qu’objet sculpté mobile et son contenu textuel et iconographique, entre la fluctuation de la forme et la fluctuation du /des sens. La notion de «livre d’artiste» est très large. Elle inclut les albums illustrés par un peintre et les bouquins taillés, grattés, collés, pour constituer un objet nouveau, elle peut être une boîte qui contient un ouvrage ou un manuscrit préexistant dénaturé par une main nouvelle. Mes sculptures, sont, au premier abord, des représentations de livres ; et même dans plusieurs cas, de vrais portraits. (Comme, par exemple, une copie fidèle du Manuscrit trouvé à Saragosse, col. Librairie José Corti). Mais, elles sont aussi des paradoxes, composés de lamelles (des feuilles, donc, mais non en papier) qui tranchent la page au lieu de l’épouser, qui fragmentent la lecture au lieu de l’offrir aux yeux, qui font semblant de tourner des pages mais les laissent suspendues, ondulant sur place.
Le “livre” de Séville (actuellement aux Champs Libres, à Rennes) mesure 150 cm d’envergure. Il est présenté dans une vitrine, posé sur un plateau et ouvert sur des pages déployées en éventail. Il est réalisé en plaques de Medium et de Plexiglas, laissant apercevoir par transparence l’écran d’un moniteur vidéo. Un socle abrite un mécanisme actionné par un moteur électrique, ainsi que l’équipement informatique. Étant donné la taille et le poids de l’objet à mettre en mouvement, les pièces mécaniques ont été réalisées en usine, en acier et aluminium et sont plus complexes que pour mes travaux habituels. Les plaques, ou lamelles, qui constituent le “livre” sont prolongées par un bras actionné par un arbre à cames. Mais un certain nombre d’entre elles ont une partie articulée, en Plexiglas, qui enfreint le mouvement général.
L’œuvre s’appelle LIVREMONDE. Elle prétend, en effet, contenir tous les livres. Non pas, bien sûr, dans le sens donné par certains à la Bible ou au Coran: «Le Livre», mais dans la direction infinie que Borges donnait à la bibliothèque de Babylone, ou dans la prise en compte littérale de la phrase de Mallarmé: “Tout au monde existe pour aboutir à un livre”.
C’est un gros volume dont le côté couverture semble surgir d’un noir morceau de basalte incisé. Par leur forme et leur texture, les premières pages évoquent des papyrus, remplacés à mesure que les feuilles se déploient, par des parchemins suivis de vieux papiers froissés, devenant de plus en plus neufs, jusqu'à composer un bloc serré de feuilles vierges qui finissent par acquérir les qualités du cristal transparent et de l’écran informatique. Ces supports sont recouverts de graphies jusqu’aux endroits ou l’œil peut le plus difficilement les déchiffrer. (Un projet, qui n’a pas pu être réalisé, envisageait une caméra miniature pour les rendre lisibles sur un écran à l’extérieur de la vitrine). Bien entendu, pour le regardeur –lecteur, toutes les pages, même celles qui sont invisibles, sont remplies.
J’ai essayé de suivre à la trace l’évolution du support livre, l’évolution des techniques d’inscription de l’écriture et de l’image, l’évolution et la pluralité de signes, les fonctions variées de ceux-ci pour exprimer des mots, des sons, des symboles, des formules. J’ai exclu l’idée d’utiliser des calligraphies imaginaires et de créer moi-même des images. Agissant comme pour des collages, j’ai sélectionné un nombre abondant de citations extraites des fac-similés de manuscrits et des éditions originales significatifs de l’histoire de la connaissance. Les manuscrits et les images ont été copiés dans la plus grande neutralité possible, les textes imprimés ont été composés et transférés. Le choix porte sur des œuvres, pour une grande part, facilement reconnaissables mais aussi se prêtant à un tissage entre elles, confrontant les sens ou les détournant. 
Les pages qui sont accessibles à la vue montrent des incisions cunéiformes, des hiéroglyphes égyptiens, des lettres de l’alphabet phénicien, le tracé géométrique d’inscriptions latines, des lettrines ornées des manuscrits du Moyen Age, les variations de formes et de styles à partir de l’imprimerie, les pixels impalpables de l’image virtuelle. Les graphismes servent au récit, mais tout autant aux symboles, aux représentations de la parole sur des phylactères ou des bulles de bandes dessinées, ou des petits nuages sortant de la bouche dans des codex mexicains ; ils servent à la figuration de personnages dessinés par le texte (comme des calligrammes à la façon d’Apollinaire) ; à la géométrie ; aux équations mathématiques ; à la transcription musicale ; aux cartes de géographie et aux plans d’architecture ; à l’anatomie, la physique et le design. Sans oublier, dans un recoin, un fragment de la Colonie Pénitentiaire de Kafka, décrivant l’écriture de la peine sur le dos d’un condamné, par la herse qui le tue.
Au centre des pages ouvertes figure un Christ en Majesté, l’Homme de Vitruve de Léonard, les premiers vers du Faust de Goethe, la formule de la Relativité d’Einstein. Mais à chaque fois ces citations sont prolongées, entourées, confrontées et perturbées par d’autres qui contrebalancent leur sens comme le mouvement des lamelles fait fluctuer et distord, fragmente et relie le tout. Sur une page, par exemple, l’Homme de Vitruve, est précédé en haut à gauche d’êtres joyeusement monstrueux de la Secunda Etats Mundi, grand succès de l’édition à la fin du XIVe siècle. La figure triomphante de Leonard à qui les ondulations des plaques feront jouer le sémaphore, devient un écorché de Vésale. En même temps, le bord du carré, dans lequel ses mains sont inscrites, se transforme en fil à plomb pour un dessin de Galilée. À côté de celui-ci, un A, modèle typographique, s’inscrit dans un autre carré qui encadre une autre figure aux proportions parfaites. En dessous, la Mélancolie de Dürer entoure l’ange méditatif d’éléments géométriques qui reprennent ceux de la première édition imprimée d’Euclide, copiés en haut de la page. Sur une autre page, parmi les citations, trois textes se culbutent, des extraits de l’Archéologie de Berthelot, la Logique de Bolzano et le Voyage au Centre de la Terre de Jules Verne. Ceci donne:
«(…) me remettre la Note suivante:
L’inscription en langue anzanite de la calotte de bronze se lit:
1. Sunkik Si-il-ha-ak (nap) Susir [m]it d.[em] W[ir]kl[i]ch[en]nach | all 
2. …da-si-’ si-a-an DIL-BAT d[e]r Erf.[ahrung] b[e]st[imm]t ist,
3. Za-na Su-su-un-’ i-du-n
c’est-à-dire:
§. [21]. |Das Axioma der Ansch[auun]g: alle Ansch:[auungen]s[in]d ||
Größ[en] - u[nd] die Anticip[a]tion[en] d[e] éclairs à travers ses dungen] si[n]d int[en]s[i]v[e] {Größent, lorsqu’il reprit le vieux nach ni[c]ht in d[ielt serieusement ému. Enfin il toussa forte-
E[in]e bloß ein G[voix grave, appelant successivement la Première lettre, puis la seconde de chaque mot, il me dicta la 
Série suivante:
messunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtneecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadnelacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmekmeretarcsilucoYsleffenSnI
En finissant, je l’avouerai, j’étais émotionné ; ces lettres nommées Une à une, ne m’avait présenté aucun sens à l’esprit ; j’attendais donc que le professeur laissât se dérouler pompeusement entre ses lèvres une phrase d’une magnifique latinité.»
La dernière page ouverte, à plat, est blanche et lisse. Elle est collée au bloc serré de celles qui contiennent l’avenir. Sur cette page, après quelques illustrations, une phrase de Borges, manuscrite, suspend les écritures: Le nombre de pages de ce livre est infini, aucune est la première, aucune la dernière.
La feuille blanche, elle-même, se prolonge vers la transparence. Blanche aussi est la sentence qui surgit progressivement sur ce fond, traduite en plusieurs langues, qui répètent: TOUT AU MONDE EXISTE POUR ABOUTIR A UN LIVRE. À cet endroit, les plaques, dans leur partie en Plexiglas, cessent d’onduler. Posées sur le plateau du socle, elles laissent entrapercevoir, déformés et fractionnés par leur épaisseur transparente, des mots calligraphiés en image de synthèse qui ondulent et circulent tout seuls. On les aperçoit fracturés, dédoublés, dans un éphémère continu, la même phrase dansant dans le vide d’un écran vidéo.
Pour la réalisation de mon projet, j’ai beaucoup consulté un livre sur l’histoire des sciences préfacé par Michel Serres. Une assertion m’a intéressé. Il écrit: «Une multiplicité de temps différents, de disciplines diverses, d’idées de la science (etc.) composent ensemble un tissu fluctuant qui figure de façon fidèle l’histoire multiple des sciences». C’est, naturellement, le mot «fluctuant» qui me concerne. Le discours de l’œuvre, je pense, est fait des interactions entre ce qu’on peut y lire et les conditions de cette lecture, avec le rythme respiratoire du mouvement, les élongations et contractions des traits. Pour revenir (encore) à Borges, il racontait dans un entretien qu’un de ses cauchemars récurrents était celui de livres où les lettres ondulaient et se chevauchaient. En fait, LIVREMONDE n’est pas la reproduction d’un livre, mais celle d’un rêve, cauchemardesque ou non, ou les deux, selon le goût de chacun. Le temps, ici, ne s’écoule pas. Les pages ne passent pas, elles sont indéfiniment en train de passer.

Le Livremonde a été commandité comme sculpture-symbole du Pavillon de France pour l'Exposition Universelle de Séville, en 1992. Il a été ensuite exposé à la Library of Congress, Washington, puis à la Cité des Sciences, Paris, durant plusieurs années. Le Livremonde se trouve actuellement aux Champs Libres, de Rennes. 2009. Écrits de Jack Vanarsky © Atelier Jack Vanarsky

 


TEXTOS on JACK VANARSKY
Pierre Restany: “L’encyclopédie existencielle” (1995)

La découpe plus l’électricité: il y a plus de trente ans que les sculptures animées de Jack Vanarsky excercent sur le spectateur l’ondoyante fascination de leur mise en scène de l’espace–temps de telle ou telle forme. La mise en mouvement des plaques articulées déclenche l’inexorable lenteur d’une transe sourde qui affecte les deux dimensions existentielles de l’image: l’amplitude du temps d’animation en ébranle la cohérence spatiale, sans provoquer l’irrémédiable rupture. L’artiste, grand maître de son style, nous fait rêver à des apocalypses douces et à de souples tremblements sur l´’échelle de Richter de notre imaginaire. 
Cette sensation d’élasticité dans l´oscillation est capitale. En gommant l’agressivité, elle accentue le sens du mystère occulte. Toute forme qui ondule annonce son secret. Secret d’un visage, secret d’une fonction, secret d’un message. Message lent, function furtive, il s’agit d’une affaire sérieuse. Jack Vanarsky nous invite dans les salles de son exposition à la Maison de l’Amérique latine à un long voyage au bout de la mémoire.

Qui dit mémoire dit connaissance 
Le Livremonde qui nous accueille au rez–de–chaussée a été présenté dans le pavillon français del'Exposition Universelle, Séville, 1992. II se compose d'une sculpture animée et d'une image de synthèse 3D sur écran vidéo. Le «livre» fait 100 x 150 x 100 cm et sa vitrine est de dimension pratiquement double. Assemblage de bois et de plexiglass en lames articulées, Livremondecontient en lui tous les livres du monde. 
II retrace dans ses «pages» les divers moments de l’évolution et de la transmission du savoir humain, depuis la pierre gravée jusqu'à l’image de synthèse, en passant par le parchemin enluminé et le papier imprimé. L'observateur attentif y pourra distinguer les fragments d'un véritable trésor de l’histoire universelle, qui part des inscriptions cunéiformes ou d'un fragment du Livre des mortségyptien pour aboutir à la structure d'une protéine ou à un détail de chaîne fractale, sous le signe d'une intuition synthétique mallarméenne: tout au monde existe pour aboutir à un livre. Une phrase que l’on croirait issue du Talmud ou de l'Encyclopédie, ou encore de la bouche d'un Léonard, d'un Einstein ou d'un Borges: l’auteur l’a empruntée à Mallarmé pour souligner l’ampleur du propos, en jetant dans la balance, avec une magistrale élégance, son propre «coup de dés».Livremonde est le grand œuvre de Vanarsky, la manifestation épanouie de son intelligence opérationnelle. Les deux salles du sous–sol se présentent comme une corniche du chef–d'œuvre (ce n'est pas un hasard si la pièce de bois qui ondule sur le mur du fond porte ce titre). Deux des pièces présentées développent la métaphore de la bouteille à la mer. La première bouteille qui vogue sur un bois viking évoque le naufrage de Leif Eriksson à son retour d'Amérique. La seconde, flottant sur un panneau plus anonymement maritime, est censée aborder la côte de Bretagne.
Et le reste du répertoire se compose de livres ouverts ou fermés qui traitent dans leurs pulsions allusives des oiseaux migrateurs, de l’effet papillon et d'un envoi de feuilles mortes ou qui illustrentAlice ou les Canti de Leopardi. Ils reposent pour la plupart sur des socles. Casa tomada est sur une table de chevet. Dans la petite salle voûtée en fin de parcours, des «cahiers» trônent sur des pupitres d'école. Je garde pour la bonne bouche, l’une des pièces les plus précieuses, Le manuscrit trouvé à Saragosse, copie du seul exemplaire original de l’œuvre qui nous soit parvenue jusqu'à ce jour. Posé sur une planche brûlée, le livre est présenté ouvert à la première page. 
Ce déploiement de culture et de goût, cette mise en pages de la connaissance constituent pour moi une expérience rare, un véritable régal du cœur et de la tête. Je me souviendrai longtemps de ce jour d'hiver dans l’atelier de Vanarsky à Vitry, de l’étrange complicité qui nous a unis dans la contemplation de ses livres qui se feuillettent tout seuls et surtout de l'immense amour du savoir humain qui se lisait dans son regard.
Nous voilà bien loin de la dislocation comique des pantins de foire, ou du grincement sadique des câbles sous tension. Jack Vanarsky a su transcender la routine minutieuse du labeur quotidien pour donner à son langage la vraie mesure d'une encyclopédie existentielle. Une ambition aussi noble, servie par un talent aussi sûr et assumée de façon aussi simple, il y a là de quoi forcer le respect. Je salue cet authentique acte de foi en l’homme, à une époque ou de tels événements se font de plus en plus rares, quand il y va de la vie de l’esprit.

 


Georges–Gérard Lemaire: “Les automates d'un cabinet des merveilles” (2000)
La réinvention du livre

[…] L'intérêt qu'il porte au livre n'est pas d'hier. En 1981, il procède déjà à un détournement duTemps retrouvé, ou il remplace le nom de Marcel Proust par le sien, mais conserve le sigle de la NRF. Trois ans passent et il produit FeuillagesLes Plaisirs de l'amourLa main passe (où il a marqué l'une des pages ouvertes de L'empreinte d'une main). En 1986, il achève Avatars, il utilise l’iconographie des sciences naturelles et montre une page isolée avec son papillon–fétiche.
Tous ces ouvrages qui semblent posséder leur propre existence et leur propre âme, qui ondoient imperceptiblement en engendrant une sensation troublante de respiration tranquille, comme si les mots et les illustrations qu'ils contiennent avalent soudain acquis un pouvoir mystérieux en se libérant du regard du lecteur, aboutissent à l'opera omnia, Livremonde, grande sculpture animée qui incorpore des images sur vidéo, que L'artiste parachève en 1992 pour la présenter ou pavillon de la France à L'Exposition universelle de Séville.
D'autres œuvres dérivent de cette veine, comme Brainstorming (1993): le livre animé est posé sur une planche au–dessous de laquelle s'enchevêtrent un grand nombre de câbles électriques. AvecCasa tomada (1994), il installe son livre sur un petit meuble de chevet, des papillons en plomb évoluent sous le tiroir. Toujours en 1994, il couvre une table d'écolier d'un livre de géographie ouvert, d'un petit volume noir et d'un cahier corne, tous deux fermés. Fluctuat nec mergitur(1998), comme son litre le suggère, c'est un hommage à la ville de Paris: il s'agit d'un plan imprimé dans un petit volume ressemblant à un guide Taride, où la physionomie de la capitale est bouleversée. Plus récemment encore, il soumet des partitions au même traitement et met au point un autre genre d'intervention sur les pages en créant Livro do desassosego